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Résumé :

A Sokcho, petite ville portuaire proche de la Corée du Nord, une jeune Franco-coréenne qui n’est jamais allée en Europe rencontre un auteur de bande dessinée venu chercher l’inspiration depuis sa Normandie natale. C’est l’hiver, le froid ralentit tout, les poissons peuvent être venimeux, les corps douloureux, les malentendus suspendus, et l’encre coule sur le papier, implacable : un lien fragile se noue entre ces deux êtres aux cultures si différentes. Ce roman délicat comme la neige sur l’écume transporte le lecteur dans un univers d’une richesse et d’une originalité rares, à l’atmosphère puissante.

Mon avis :

Ce court roman nous dévoile quelques jours dans la vie d’une jeune franco-coréenne dont on ne connaît pas le nom et qui cuisine dans une vieille pension de Sokcho. Lorsque Yan Ferrand, dessinateur de bande-dessinée, arrive dans son beau manteau de laine, c’est le début d’un trouble qui ne sera jamais nommé.

A travers le regard intransigeant de cette jeune femme, on effleure l’intimité des rares pensionnaires, on explore leurs poubelles, on visite leurs regards, on traque leurs gestes et leurs demandes comme elle fouille le fugu, ce poisson au poison mortel. Et quelle tristesse autour de cette jeune femme, quel silence criard, quel vide, uniquement troublés par les apparitions de cet homme énigmatique qui porte en lui les décors de sa Normandie et de la musique de sa plume crissant sur le papier.

Kerrand marchait dans mes traces, je lui avais prêté les raquettes de Park. Souvent il s’arrêtait, retirait ses gants, effleurait un tronc, un rocher sous la glace, écoutait, avant de remettre ses gants et de poursuivre l’ascension toujours plus lentement.

― L’hiver n’est pas intéressant, me suis-je impatientée. Bientôt les cerisiers vont fleurir, le bambou verdir, il faut les voir au printemps.

― Je ne serai plus là.

Il s’est arrêté encore, a regardé autour de lui.

― J’aime autant comme ça, sans artifices.

Dans cette histoire dont les paragraphes semblent raccourcir au fil des jours jusqu’à n’être plus que des souffles, ressort une froideur agressive et fière. C’est un texte épuré, fragile comme du papier de riz, qui sent la neige, la solitude, la mer, l’encre et l’espoir d’un matin plus intense. Par certains aspects, ce roman m’a rappelé le « Soie » d’Alessandro Baricco.

Chez Elisa Shua Dusapin, ça se frôle, ça hésite, ça fantasme, mais ça ne se rencontre jamais vraiment. Tout n’est que sous-entendus, mirages et rêveries qui jamais ne prennent corps. Aussi éphémère que l’encre qui se dilue ou qu’un flocon avalé par la mer, leur seul lien possible restera cette cicatrice qui sillonne la peau de la jeune femme…

Mais « Hiver à Sokcho » est aussi un texte dur et lucide qui nous parle des visages opérés de la Corée dans une recherche de perfection absolue, la guerre qui dure et la difficulté de l’artiste confronté à ses démons intérieurs. Les paroles sont rares, les décors assourdis et brumeux à l’image de ce Monet qu’évoque l’héroïne, dans cette pension où le temps semble s’être suspendu, retenant son souffle, espérant un éclat qui viendrait fendiller l’uniformité des jours.

― Parfois je me dis que je n’arriverai jamais à transmettre ce que je veux dire vraiment.

J’ai réfléchi.

― Peut-être que c’est mieux comme cela.

Kerrand a relevé la tête. J’ai continué :

― Peut-être que vous ne dessineriez plus, sinon.

Il est resté silencieux.

C’est une voix très étrange que celle d’Elisa Shua Dusapin, distante mais minutieuse, entre froideur et pétillement, pudique mais parfois violente dans son regard sur la ville, l’hiver si froid qu’il en est douloureux, le corps que notre héroïne a tant de mal à peupler et tout ce qu’elle se refuse d’exprimer quotidiennement.

C’est une écriture soignée qui s’économise, n’offrant que l’essentiel, comme ces deux êtres qui ne s’exprimeront ni ne se dévoileront jamais pleinement. C’est poétique tout en étant rêche, un flottement incessant entre rudesse et fragilité. Certaines phrases possèdent même l’impertinence et la beauté aérienne de vers libres.

Je marchais jusqu’à la pagode au bout de la jetée, dans les relents du large qui faisaient la peau grasse, posaient du sel sur les joues, et sur la langue, un goût de fer, et bientôt les milliers de lanternes se mettaient à briller, alors les pêcheurs libéraient les amarres, et leurs pièges de lumière partaient vers le large, procession lente et fière, la voie lactée de la mer.

Au final, c’est un petit livre qui ressemble à un haïku : fugace, dépouillé, gracile. Un grand merci aux éditions Folio pour ce joli roman tout en grâce et humilité que j’ai presque regretté de n’avoir pas lu en plein hiver, avec le froid craquant sur les joues et l’odeur des arbres enlisés par le gel.

Lien du roman :

« Hiver à Sokcho » de Elisa Shua Dusapin, éditions Folio, 160 pages.

http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/Hiver-a-Sokcho